Passants de la rue des Coutures-Saint-Gervais, intrigués par la luminosité très intense de trente deux néons plantés verticalement, franchissez donc le seuil de la galerie Dominique Fiat. Les risques et périls ne sont pas ceux qui menacent ceux qui entr’ouvrent certaine valise à la fin d’En quatrième vitesse d’Aldrich.
Par l’ajout d’une cloison, l’espace de la galerie a été transformé par l’artiste David Saltiel afin d’accueillir les espaces de son œuvre que les visiteurs sont invités à pénétrer et parcourir. Dans la continuité de ses travaux précédents qui mettaient en œuvre miroirs, projections, cabanes, paravents ou portes - autant d’invitations à éprouver les notions de seuil et de passage par la création d’«espèces d’espaces» (des œuvres du Centre Pompidou étaient réunies sous ce titre aux Musées de Marseille en 1998-1999), l’œuvre ici présentée constitue un nouvel aboutissement, aussi sensuel dans sa matérialité que spirituel par ses résonances.
L’espace des néons, qui donne sur la rue et sur deux cloisons, est inondé de lumière blanche. Une porte permet de pénétrer dans une pièce que tout oppose au premier espace : de plan rectangulaire, dans une pénombre colorée, proposant des éléments de mobilier et la projection sur l’un de ses murs d’un film de quelques minutes, projeté en boucle et qui représente lui-même une pièce en longueur traversée, au ralenti et de gauche à droite, par deux personnes. Par ses dimensions, par sa configuration et son occupation cette pièce est bien le centre de l’œuvre: le film qui en est la matrice s’y trouve projeté pour le spectateur qui a décidé d’y entrer. L’intérieur présente sur ses quatre murs cinq sortes d’ouvertures : la porte d’entrée qui est à ouvrir et qui se refermera toute seule ; sur le même mur longitudinal une ouverture dont les dimensions pourraient correspondre à celles d’une porte ; en face de la porte d’entrée, une porte murée ; sur un des murs du fond, côté rue, deux ouvertures fermées de fenêtres encadrées par une ligne de lumière blanche provenant des néons extérieurs ; sur le mur du fond l’ouverture du mur-écran et du film projeté.
A la fois centrés mais pas au milieu de la pièce, la chaise, le bureau et la lampe sont objets de design et incarnation de l’idée de chaise, de l’idée de bureau et de l’idée de lampe. La froideur de ce mobilier en verre laqué blanc est annulée par la chaleur de la lumière émise par la lampe et par le film.
Enfin, on ne doit pas négliger ce sur quoi l’œuvre se referme. Une fois sorti de la pièce principale, un couloir étroit conduit vers les bureaux de la galerie. Exposées au mur, des œuvres re-présentent de manière signalétique et par un jeu de formes géométriques noires, blanches et grises ce qui vient d’être éprouvé, déployant en jouant sur les mots et les signes toute la polysémie du langage : «seu(i)l», «(n’)être »...
Cinq lumières naturelles ou artificielles ont accompagné le parcours : celle de la rue, aléatoire ; celle des néons, éblouissante ; celle de la lampe et celle du film, diffuses ; enfin, celle de la galerie, neutre.
Au premier abord l’ensemble de l’œuvre, avec ses trois espaces, semble ainsi placé sous le signe du deux : obscurité et luminosité, intérieur et extérieur, droite et gauche, acteur et spectateur, espace projeté et espace réel, silence et bruit. Mais à chaque « et » correspond un « entre » : entre le noir et le blanc la couleur, entre l’intérieur et l’extérieur le seuil, entre sortir et entrer demeurer, entre le silence et le bruit les mots. « Entre », préposition, certes ; mais on peut y entendre un impératif, une injonction ou une invitation: « Entre ! ». L’œuvre ne serait-elle pas plutôt sous le signe du trois ?
Lors de ses réflexions sur l’œuvre de Marcel Duchamp, Jean-François Lyotard empruntait à Kant la notion d’incongruence : le fait que deux éléments soient similaires mais non superposables. Cela concerne en premier lieu l’espace du film projeté qui est dans le prolongement de l’espace de projection (les bords du film se fondent imperceptiblement avec le mur de projection et un fondu au noir atténue la non-coïncidence des cadrages du début et de la fin de la séquence). Ce phénomène toucherait également les deux acteurs et leurs spectateurs, les jeux des lumières, les «ouvertures». David Saltiel, «transformateur du champ visuel…». Avec ironie, celle qui fait se succéder les néons de Dan Flavin, l’espace-temps de Dan Graham et les chaises de Joseph Kossuth : ils sont à la fois sollicités et remerciés.
C’est naturellement le film qui cristallise l’ensemble de l’œuvre. Celle-ci est comme encadrée par les quelques mots échappés, rescapés et pleins de sens. Et par cette lumière blanche que l’on retrouve en quittant les lieux. Elle n’est plus aveuglante, comme si elle gardait désormais la mémoire de la pénombre d’où nous revenons, à la manière des écrans de Hiroshi Sugimoto.
Trois termes pourraient rendre compte de cette singulière expérience à laquelle nous convie David Saltiel, à condition de ne pas les confiner à leur domaine cinématographique : champ, contre-champ et hors-champ, en tant qu’ils organisent la perception d’un espace et d’un temps, la réception de l’autre et des autres.
Dans la pièce centrale, l’espace du spectateur est perçu tout d’abord comme espace vécu, un espace dans lequel le spectateur se promène, s’arrête, écoute et regarde. Par les deux ralentis du film, celui de l’image et celui du son, cet espace devient peu à peu espace mental, chambre d’écho et caisse de résonance non seulement sonore mais visuelle. La pièce est devenue camera obscura, pour et par le spectateur. Car cette architecture qui se joue des catégories : in situ, installation, projection, exposition… est avant tout un espace habité. Alors que les deux personnages du film marchent l’un derrière l’autre, de chaque côté du bureau deux personnes pourraient prendre place l’une en face de l’autre. Et le film fait face aux spectateurs, uns parmi les autres.
A la manière dont l’un des personnages du film tient son sac en bandoulière on peut soupçonner et imaginer ces protagonistes d’être homme et femme. Les lumières de la pièce seraient alors celles des chambres d’enfants : le bleu du film pour les garçons et le rose de la lampe pour les filles. Pour le meilleur ou pour le pire et selon chacun(e) on préférera être dans le film sans spectateur, être un visiteur tout seul, un seul couple, des ensembles.
A propos du gris, et dans la lumière rosée et bleutée du cœur de son œuvre, David Saltiel évoquait à nos côtés le second des cours au Collège de France de Roland Barthes : Le neutre. Fort de cette expérience : le vécu de son œuvre, on ajoutera le titre du premier de ces cours : Comment vivre ensemble ?
publié en avril 2005 sur paris-art.com
Coming from the Coutures-Saint-Gervais Street, intrigued by the intense light of thirty two neon tubes vertically placed, cross over the threshold of the Dominique Fiat gallery. The risks and dangers are not the same as what threatened those who opened a certain suitcase at the end of Kiss Me Deadly by Aldrich.
David Saltiel transformed the gallery by the addition of a partition which the visitors are invited to penetrate and traverse in order to create the space for his work. In the continuity of his previous works which use mirrors, projections, cabins, screens or doors – as many inducements to experience the notion of a threshold by the creation of “species of spaces” - , the work presented here constitutes a new issue, as sensual in its materiality and as spiritual by its resonance.
The space with the neon tubes, which shine on the street and on two partitions, is flooded with white light. A door permits penetration into a room which is the exact opposite of the first space : rectangular in shape, bathed in a colored obscurity, offering elements of furniture and, on one of its walls, the projection of a short film loop, which, itself, represents two people traversing a long room, in slow motion from left to right. By its dimensions, by its configuration and its occupation, this room is indeed the centre of the work: the film, which is the matrix, is projected for the spectator who has decided to enter the room. The interior presents on its four walls five kinds of openings : the front door, to be opened, closes by itself ; an opening whose dimensions could correspond to that of a door on the same longitudinal wall ; a sealed-off door across from the principal door ; two openings closed by two windows framed with a line of white light coming from the neon lights outside on one of the street side walls; and an opening of the wall which serves as screen with the projected film on the back wall.
Finally, we should not neglect the conclusion of the work. Upon leaving the main room, a narrow hallway leads us towards the gallery offices. Here, the works are re-represented on the wall in a sign-like manner, by black, white and gray geometric forms, what was just experienced, unfurling the polysemic nature of language by playing with the words and signs : alone/threshold - to be/not to be/to be born (seu(i)l and (n’)être - seul/seuil : alone/threshold - être/n’être : to be/not to be - n’être (not to be) sounds like naître : to be born).
Five artificial or natural lights accompany the journey: the light from the street, which is inconsistent, that from the neon lights, blinding, that from the lamp and from the film, diffused, and finally, that from the gallery, neutral.
At first glance, the entire work, with its three spaces, seems thus placed under opposing signs: obscurity and light, inside and outside, right and left, actor and spectator, projected space and real space, silence and noise. But each “and” corresponds with a “between”. Between the black and white : color, between the inside and outside : the threshold, between enter and exit: linger, between silence and noise : words. “Between” a preposition, certainly, but we can perceive it as an imperative, an injunction or an invitation : “Entre !”- wouldn’t the work be, rather, under three signs? (in French, entre means come on in (enter) and between)
While reflecting on the work of Marcel Duchamp, Jean-François Lyotard borrowed the notion of incongruence from Kant: the fact that two elements are similar but not superposable. This concerns, firstly, the space where the film is projected in the prolongation of the projection space (the edges of the film fade into the wall and a fade-out to black softens the frames at the beginning and end of the sequence which are not aligned). This phenomenon also touches the two actors and the spectators; the light play, the “openings”. David Saltiel, “field of vision transformer”, ironically, he succeeds the neon works of Dan Flavin, the time-space of Dan Graham and the chairs of Joseph Kossuth: they are at the same time petitioned and thanked.
Naturally, it’s the film that crystallizes the entire work. It’s as if the film is framed by the several escaped words, rescued and full of meaning, as well as by the white light, which we find upon leaving the premises. It isn’t more blinding, as if it holds the memory of the obscurity from which we have come, in the manner of Hiroshi Sugimoto’s screens.
Three terms could resume this singular experience which David Saltiel offers us, under the condition that we don’t confine it to the cinematographic domain: field, counter-field, and beyond-field, in the sense that they organize the perception of a space and time, receiving one and another.
In the main room, the spectator’s space is firstly perceived as an inhabited space, a space in which the spectator walks, stops, listens and looks. From the two slow-motion elements of the film, that of the image and that of the sound, this space becomes little by little a mental space, an echo room and resonance box, not only sound but also visual. The room has become a camera obscura, for and by the spectator. Because this architecture, which plays with categories: in-situ, installation, projection, exhibition… is foremost an inhabited space. Whereas the two people in the film walk one behind the other, from each side of the office two people could take places face to face. The film, as well, faces the spectators, one among the others.
The way in which one of the people in the film holds a shoulder bag leads us to suspect and imagine the protagonists are a man and a woman. The lights in the room would be, then, the lights of their children’s rooms: the blue from the film for the boys and the rose from the lamp for the girls. For better or for worse, and in our individual opinions, we prefer to be in the film without spectators, to be a visitor alone, to be one lone couple, or to be in a group.
Pertaining to gray and in the pinkish and bluish light at the heart of his work, David Saltiel evokes the second class given by Roland Barthes at the Collège de France : neutral. Enriched by this experience: the subsistence of his work, we can add the title of the first of these classes: How can we live together?.
translation Paul Richman
published in april 2005 on paris-art.com