psychés
2023
collection privée, belgique
acier, inox poli miroir
17 mots gravés sur chaque face
183 x 33 cm
En 2000, j’ai produit 3 oeuvres chacune composée d’un miroir de 2 mètres de hauteur par 27 centimètres de largeur, encadré d’un plat en acier étiré, miroir sur lequel une inscription est gravée à la hauteur du regard : je disparais — en pleine vie — je suis civilisé(e) ; l’inscription donne son titre à chaque œuvre.
L’œil humain étant dans l’incapacité de faire le point simultanément à deux endroits, lire les inscriptions nous met dans la situation d’être face à une image de nous-mêmes sans pour autant la regarder, le regard devenant intérieur ; il renverra chacun à la profondeur que lui évoquera ce qu’il a lu (ressentir l’écart qui sépare paraître, de disparaitre et apparaître — se souvenir sans cesse du vivant que nous sommes, du vivant qui bat pleinement en nous — garder en mémoire que notre monde est aussi une fiction produite par l’humanité).
Cette même année, pour célébrer une de ses dizaines, j’ai offert à ma mère un miroir d’un format identique, lui aussi posé au sol et adossé à un mur avec un léger biais, sur lequel sont gravés, de haut en bas, alignés à gauche à 7 centimètres du bord gauche et espacés de 10 centimètres, les mots :
la vie merveille le ventre l’amour la femme troublés le lien le ça le sang
dire la chair la main chemin goûter œdipe éprouver la mère
La liste, l’absence de ponctuation en autorise une lecture libre, permettant de lier ou non certains mots. A l’évidence quelque chose se dit, mais ce qui s’y joue se passe également entre les mots, entre les lignes, entre nous ; il s’agit bien, du moins c’est ainsi que je l’envisage aujourd’hui, d’un portrait de notre relation, établi subjectivement à partir de mon regard intérieur, dans lequel chacun de nous peut se voir et y voir l’autre.
En 2021, M., un collectionneur a photographié 4 centres délimitant un carré, puis recadré l’image de telle sorte que les corps, spatialement séparés, du photographe et d’un ami l’accompagnant, se sont retrouvés réunis dans le plan d’un miroir ; tout comme l’œuvre elle-même, cette (re)composition a particulièrement plu à C. son épouse, collectionneuse également. Le couple a souhaité me rencontrer afin que nous déterminions s’il existait dans leur parc un lieu susceptible d’accueillir les 4 centres délimitant un carré. Nous en avons identifié plusieurs, dont un s’est imposé, alors même qu’il ne restituait pas exactement la situation produite par l’image recadrée ; M. m’a alors demandé de réfléchir, en secret, à une œuvre destinée à une zone du parc initialement choisie par son épouse, certainement plus propice a recréer la sensation qu’elle avait éprouvée.
La réunion par l’image et sur un même plan de corps séparés a rappelé à ma mémoire le portrait offert à ma mère, celui où elle pouvait se voir, nous voir et se voir à travers mes yeux.
Pour C. les mots gravés ne pourront pas exactement venir de moi, du moins dans un premier temps. « Le miroir idéal, dès le début de l’humanité, a été le fond noir de la pupille. […] En regardant attentivement dans les yeux [de l’autre], la première chose, voire la seule, que l’on voit, c’est sa propre image (1) ». Je lui demanderai quels seraient ces autres avec lesquels elle accepterait que j’engage une conversation, dont l’objet (le sujet) serait autant elle, que ce qui à leurs yeux les relie. Je distillerai ensuite chacune de ces conversations, en combinerai peut-être certaines, en concentrerai d’autres, pour en extraire 17 mots, ou groupes de mots, qui seront gravés sur une feuille d’inox poli comme un miroir, alignés à gauche à 7 centimètres du bord gauche et espacés de 10 centimètres. La feuille aura la même hauteur que celle des centres, à savoir 1,83 mètre, et se tiendra comme eux, verticalement, à même la terre, sans socle ; en quittant le mur sur lequel chaque miroir était jusque là adossé, celui-ci deviendra une sculpture, et puisqu’il s’agit d’un plan, se pose la question de l’envers, qui, littéralement devient l’autre côté du miroir.
« En occident, le miroir est un objet essentiellement narcissique : l’homme ne pense le miroir que pour s’y regarder. Mais en Orient, semble-t-il, le miroir est vide, il est le symbole du vide même des symboles. L’esprit de l’homme parfait, dit un maître Tao, est comme un miroir. Il ne saisit rien, mais ne repousse rien. Il reçoit, mais ne conserve pas. Le miroir ne capte que d’autres miroirs, et cette réflexion infinie est le vide même, qui, on le sait, est la forme (2) ». Même s’il fait l’impasse sur les processus d’identification (et notamment le stade du miroir) qui ne sont pas « essentiellement narcissique », je partage pleinement avec Barthes cette vision du miroir et de la potentialité du vide.
Dès lors, l’envers d’un miroir, ne peut être qu’un miroir, lui-même en quelque sorte, l’envers renvoyant à son endroit et réciproquement, dans un infini virtuel.
Que deviennent alors les mots gravés, de quoi est fait l’envers d’un mot ?
Il me semble que cet envers a objectivement à voir avec l’arbitraire du langage, et, subjectivement avec le choix d’un mot (contre un autre) et de sa réception.
L’arbitraire du langage est une préoccupation de longue date ; pour aller vite, je dirai qu’il concerne la limite de ce que le langage permet d’exprimer (par exemple, si je me tiens à l’orée d’une forêt, lorsque je prononce « feuille d’arbre », mon interlocuteur pourra l’imaginer, la visualiser, nous pourrons communiquer ; mais ni lui, ni moi, à aucun moment, ne percevrons chaque feuille de chaque branche de chaque arbre, ni celles tombées à l’automne dernier et à ceux passés).
L’envers d’un mot c’est aussi l’interprétation de celui qui le reçoit, tout ce qui est dit au-delà du mot, tout ce qu’il bouleversera chez certains. Il se situe dans l’espace du langage ; l’envers d’un mot en sera un autre, cherchant à l’étendre, à le déployer, il en sera l’aura, l’écho, la vibration.
(1) Bill Viola in Video Black–The mortality of the image, in D.Hall & S.Jo Fifer, Illuminating Video. An essential guide to video art, New York,Aperture Found,1990, p.477-486, 520
(2) Roland Barthes in L’empire des signes
In 2000, I produced 3 works, each consisting of a mirror 2 meters high by 27 centimeters wide, framed by a drawn steel plate, on which an inscription is engraved at eye level: je disparais - en pleine vie - je suis civilisé(e); the inscription gives each work its title. (I disappear - in the fullness of life - I'm civilized)
As the human eye is unable to focus simultaneously on two points, reading the inscriptions puts us in the position of being faced with an image of ourselves without actually looking at it, our gaze becoming inward, sending each of us back to the depths evoked by what we have read (feeling the gap between appearing and disappearing - constantly remembering the living thing we are, the living thing that beats fully within us - keeping in mind that our world is also a fiction produced by humanity).
That same year, to celebrate one of her dozens, I gave my mother a mirror of identical size, also placed on the floor and leaning against a wall at a slight angle, on which are engraved, from top to bottom, aligned on the left 7 centimetres from the left edge and spaced 10 centimetres apart, the words: life wonder womb love woman troubled link id blood say flesh hand path taste oedipus experience mother
The absence of punctuation means that the list can be read freely, allowing us to link certain words or not. It's clear that something is being said, but what's going on here is also happening between the words, between the lines, between us. At least, that's how I see it today, a portrait of our relationship, drawn subjectively from my inner viewpoint, in which each of us can see ourselves and the other.
In 2021, M., an art collector, photographed 4 centers delimiting a square, then cropped the image so that the spatially separated bodies of the photographer and a friend accompanying him were reunited in the plane of a mirror; like the work itself, this (re)composition particularly appealed to C., his wife, also a collector. The couple wanted to meet with me to see if there was a place in their park that could accommodate the 4 centers delimiting a square. We identified several, one of which stood out, even though it didn't exactly reproduce the situation produced by the cropped image; M. then asked me to think, in secret, about a work intended for an area of the park initially chosen by his wife, certainly more conducive to recreating the sensation she had experienced.
The image of separate bodies coming together on the same plane reminded me of the portrait given to my mother, where she could see herself, us and herself through my eyes.
For C., the engraved words couldn't exactly come from me, at least not at first. "The ideal mirror, from the very beginning of humanity, has been the black background of the pupil. [...] When you look closely into [another's] eyes, the first thing, if not the only thing, you see is your own image (1)". I'll ask her which others she'd be willing to have a conversation with, whose object (subject) would be as much her as what, in their eyes, connects them. I'll then distill each of these conversations, perhaps combining some, concentrating others, to extract 17 words, or groups of words, which will be engraved on a sheet of mirror-polished stainless steel, lined up on the left 7 centimetres from the left edge and spaced 10 centimetres apart. The sheet will be the same height as the centers, i.e. 1.83 meters, and will stand like them, vertically, on the ground, without a pedestal. Leaving the wall on which each mirror has been leaning until now, it will become a sculpture, and since it is a plane, the question of the reverse side arises, which literally becomes the other side of the mirror.
"In the West, the mirror is an essentially narcissistic object: man thinks of the mirror only to look at himself. But in the East, it seems, the mirror is empty, a symbol of the very emptiness of symbols. The mind of the perfect man," says a Tao master, "is like a mirror. It grasps nothing, but repels nothing. It receives, but does not preserve. The mirror only captures other mirrors, and this infinite reflection is emptiness itself, which, as we know, is form (2). Even if he overlooks identification processes (and in particular the mirror stage) that are not "essentially narcissistic", I fully share Barthes' vision of the mirror and the potentiality of the void.
From then on, the reverse side of a mirror can only be a mirror, itself in a way, the reverse side referring to its right side and vice versa, in a virtual infinity.
So what happens to engraved words, what is the reverse side of a word made of?
It seems to me that this reverse side has to do objectively with the arbitrariness of language, and subjectively with the choice of one word (against another) and its reception.
The arbitrariness of language is a long-standing preoccupation; to put it briefly, it concerns the limit of what language can express (for example, if I'm standing at the edge of a forest, when I say "tree leaf", my interlocutor will be able to imagine it, visualize it, we'll be able to communicate; but neither he nor I, at any given moment, will perceive every leaf on every branch of every tree, nor those that fell last autumn and those that came before).
The other side of a word is also the interpretation of the person who receives it, all that is said beyond the word, all that it will upset in some people. It is situated in the space of language; the other side of a word will be another, seeking to extend it, to unfold it, it will be its aura, its echo, its vibration.
(1) Bill Viola in Video Black-The mortality of the image, in D.Hall & S.Jo Fifer, Illuminating Video. An essential guide to video art, New York,Aperture Found,1990, p.477-486, 520
(2) Roland Barthes in L'empire des signes